•  

    La ville est grise, les nuages se pressent, semble-t-il, contre une voute de verre qui menace de céder. La ville est trempée d'une pluie mince qu'on ne voit pas. Ils arrivent tous les deux sur la petite place, se rangent sous l'abribus, au ras des voitures. Il tousse, elle se tait. Et les choses coulent, et les choses vivent sans se soucier de rien. Ils font partie de ce tout qui s'agite, ils attendent ce bus qui les menera là où ils ont besoin d'aller. Jusqu'au tramway, duquel ils descendront à la gare. Pour aller où ? Silence. Qu'il brise à nouveau de cette toux qui semble douloureuse et pénible.

    Ils ont une drôle d'allure tous les deux. Elle est soignée, mais quelque chose dans sa façon de se tenir, dans son regard, dans ses gestes, ne colle pas. Jupe grise, petit bonnet sur ses cheveux noirs qui tombent étrangement, rèches, autour de son visage usé, creusé, durci par le tabac. Pas de maquillage. Il est un peu plus négligé, on voit sur lui un peu plus de misère, de vie rugueuse qui l'a doucement courbé, qui a commencé à faire trembler ses mains et blanchir ses cheveux.

    Le bus s'approche, frôle ceux qui l'attendent et les recouvre d'un coup de la chaleur epaisse du moteur qui tourne depuis un bon moment, s'arrète et ouvre ses portes. Ils montent tout deux et s'installent à l'avant, à coté l'un de l'autre, laissant face à eux deux sièges vides. Le bus redémarre à peine qu'elle se lève et marche vers le chauffeur, le pas assuré. Lorsqu'elle arrive à sa hauteur, une voix grave et éraillée par la fumée qu'elle a laissé passer dans sa gorge s'échappe d'elle. Une voix à la Catherine Ringer, magistrale et profonde. Elle regarde le chauffeur mais parle assez fort pour que tout le monde l'entende.

    "Je me suis fait agressée cinq fois, monsieur."

    Etonnement.

    "Par des alcooliques. Je m'suis faite agressée cinq fois, à la sixième je vais à la police. La prochaine fois, je vais à la police. Cinq fois, monsieur. Par des alcooliques."

    Le pauvre homme en face d'elle ne sait que répondre. Il hésite. Il compatit avec un vague sourire, la mine génée. Elle va continuer et cette fois elle ne prendra même pas le temps d'attendre une réponse. Il faut qu'elle dise. Tout. Comme ça vient. Il faut qu'elle parle et qu'ils sachent tous, ceux qui se taisent autour dans une indifférence feinte. Elle sait qu'ils observent du coin de l'oeil cette femme qui semble parler comme on déclame un texte. Digne, droite, théatrale. Elle revient s'assoir à sa place avant de reprendre. Elle ménage son effet, suspends ses mots au bord de ses lèvres, attends quelques secondes puis parle à nouveau.

    "Cinq fois. A la sixième je vais à la police. Et ce sera la prison. Ou l'hopital. Ils comprendront, la police. C'est grave c'qui s'passe en ce moment, monsieur. Toute cette racaille, ces voyous, ces trainées. C'est grave. Agressée cinq fois, monsieur, par des alcooliques."

    Elle répète les phrases, souvent. Deux fois ou plus, pour bien appuyer. Pour forcer l'attention. Autour d'elle il n'y a plus que silence embarassé. Les passagers feignent de ne pas entendre, ils affichent des mines concentrées, des visages de gens qui se laissent aller à leur pensées puisqu'il n'y a que ça à faire, dans un bus, entre deux points de leur journée. Ils feignent la surdité avec une étonnante crédibilité, regardent ailleurs, il ne faudrait pas qu'elle croit qu'ils l'écoutent, qu'ils en ont quelque chose à foutre, eux, qui sont là, ensembles par hasard. Il ne faudrait pas qu'elle voit au fond de leurs yeux une petite lueur s'allumer. L'agacement, la moquerie. Mais derrière leurs masques de gens occupés à ne pas entendre, ils n'en perdent pas une miette.

    "L'alcool, ça fait tourner la tête et ça rend méchant, monsieur. Des cinglés, des pauvres gens, des pauvres malheureux. La prochaine fois, c'est la police et la prison. J'ai des témoins, hein, mon Herbert, t'es témoin."

    Lui qui était resté silencieux acquiesce. Oui, il est témoin. Herbert est témoin. Une jeune fille face à eux a quitté son masque d'indifférence, partagée entre cette pudeur qui empèche de se moquer franchement et une envie de rire qui se loge dans son ventre pour remonter jusqu'à sa bouche en un léger sourire. Mais ce sont ses yeux. Ses yeux qui la trahissent. Ses yeux sourient, ses yeux rient. L'autre a remarqué, elle parle encore.

    "Vous pouvez rire, mademoiselle. On verra quand ça vous arrivera."

    Elle ne la regarde même pas, elle balance cette phrase qui flotte en l'air comme si elle hésitait sur le destinataire du message. C'est au tour d'Herbert maintenant.

    "La vie n'est pas un bouquet d'roses, mademoiselle ! Y'a plus dépines que d'fleurs, croyez moi !" ,qu'il dit.

    Sa femme aquiesce et répète la phrase, encore, lentement, puis se tait. Comme pour l'inscrire quelque part. Les mots comme une gifle. Puis comme un disque ray", elle repart à zéro, reprends au commencement, module le ton pour gommer la répétition. Elle est parfaite, elle est royale. Et fière des mots qu'elle choisit, ces mots qui ont muris en dedans et à qui elle tente de donner l'effet de la spontanéité.

    "Cinq fois, que je me suis faite agressée. Cinq fois par des alcooliques."

    C'est bientôt la fin. Il faut qu'elle finisse en beauté, qu'elle laisse dans ce bus qu'elle quittera bientôt un reste de gène, de curiosité. Il faut qu'elle achève d'épingler l'énigme, qu'elle en dise juste un peu plus avant de partir, comme elle était venue. Elle et Herbert.

    "C'est grave, monsieur. On m'suit dans la rue mais moi j'ai rien à m'reprocher. Et mes voisins qui jouent les maquereaux surement. Je le sais ça, ce qu'ils font. Des maquereaux ! Des sales gens ! Qui sont bien capables de suivre ceux qui sont honnêtes dans la rue. Mais j'ai rien à m'reprocher. Ca sera la police. Puis la prison. Ou l'hopital. Ils comprendront."

    Elle finit juste lorsque le bus s'arrète là il faut qu'ils descendent tous les deux. Ils disparaissent comme ils sont venus, dans ce vendredi d'octobre, gris et légèrement froid. Ils partent s'assoir sur d'autres sièges, et peut-être, faire d'un autre bus leur tribune, pour quelques minutes. Puis la gare. Et l'enchainnement habituel des jours et des nuits qui font leur vie. Tout le monde de se demander si c'est vrai ce qu'elle a raconté, cette vieille folle, qui par sa simple voix les a tous fait taire et regarder le sol et se recroqueviller dans un silence qui essaie de ne pas paraître trop attentif. Une voix presque hypnotique. Venue de loin. Devenus soudain comme des spectateurs enfermés dans une salle obscure, venus tous pour assister au destin de quelqu'un qui vivrait derrière l'écran, ils se sentent légèrement frustrés de cette fin brutale, pendant quelques secondes. Avant d'être à nouveau aspirés à l'interieur par leurs propres drames, banalités, obligations.


    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique