• "Elle avait l'air si jeune. En même temps, il m'avait semblé qu'elle connaissait vraiment la vie, ou plutôt qu'elle connaissait de la vie quelquechose qui faisait peur."

    (...)

    Je peux dire le désordre qu'il y a dans ma tête, je peux dire "et tout" sans qu'elle me le fasse remarquer, parce qu'elle comprend ce que ça veut dire, j'en suis sûre, parce qu'elle sait que "et tout" c'est pour toutes les choses qu'on pourrait ajouter mais qu'on passe sous silence, par paresse, par manque de temps, ou bien parce que ça ne se dit pas.

    ...

    Maintenant je sais une bonne fois pour toutes qu'on ne chasse pas les images, et encore moins les brèches invisibles qui se creusent au fond des ventres, on ne chasse pas les résonances ni les souvenirs qui se réveillent quand la nuit tombe ou au petit matin, on ne chasse pas l'écho des cris et encore moins celui du silence.

    ...

    Parfois, je la laisse là, devant une chope vide, je me lève, je me rassois, je m'attarde, je cherche quelquechose qui pourrait la réconforter, je ne trouve pas de mots, je n'arrive pas à partir, elle baisse les yeux, elle ne dit rien.
    Et notre silence est chargé de toute l'impuissance du monde, notre silence est comme un retour à l'origine des choses, à leur vérité.

    ...

    - Déjà ?
    Elle s'étonne, le temps passe si vite, déjà Noël, déjà l'hiver, déjà demain et rien ne bouge, voilà le problème, en effet, notre vie est immobile et la terre continue de tourner.

    ...

    Alors je pense que la violence est là aussi, dans ce geste impossible qui va d'elle vers moi, ce geste à jamais suspendu.


    ...

    Cela m'a paru si simple tout à coup, sortir de son sous-ensemble, suivre la tangente en fermant les yeux et marcher sur un fil, comme funambule, sortir de sa vie. Cela m'a paru si simple. Et vertigineux.


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    -Montre moi tes vêtements.
    -Pardon ?
    -Ouvre ton armoire !
    Abasourdie, je m'exécutai. Christa se leva d'un bond pour venir regarder.
    Au terme de son examen, elle dit :
    -Tu n'as qu'un truc bien.
    Elle attrapa ma seule tenue élégante, une robe chinoise près du corps. Sous mes yeux ébahis, elle envoya promener son tee-shirt, son jean et ses chaussures.
    -La robe est moulante, dit-elle en l'observant. J'enlève aussi ma culotte.
    Et elle fut nue comme un ver devant moi.
    Elle enfila la robe et se regarda dans le grand miroir. Cela lui allait bien. Elle s'admira.
    -Je me demande comment elle te va.
    Ce que je redoutais se produisit. elle retira la robe et me la jeta :
    -Mets-la !
    Je restai immobile, interdite.
    -Mets-la, je te dis !
    Je ne parvenais pas à produire un son

    (...)

    -Allez, quoi, tu es bête ! Déshabille-toi !
    -Non.
    Ce "non" fut pour moi une victoire.

    (...)

    Elle se jeta sur moi en riant. Je me roulai en boule sur le lit pliant. Elle arracha mes chaussures, déboutonna mon jean avec une habileté stupéfiante, tira dessus et en profita pour enlever ma culotte au passage. Heureusement, mon tee-shirt était long et me couvrait jusqu'à mi-cuisse.
    Je hurlai.

    (...)

    J'avais seize ans. Je ne possédais rien, ni biens matériels ni confort spirituel. Je n'avais pas d'ami, pas d'amour, je n'avais rien vécu. Je n'avais pas d'idée, je n'étais pas sûre d'avoir une âme. Mon corps, c'était tout ce que j'avais.

    A six ans, se déshabiller n'est rien. A vingt-six ans, se déshabiller est déjà une vieille habitude.
    A seize ans, se déshabiller est un acte d'une violence insensée.
    "Pourquoi me demandes-tu ça, Christa ? Sais-tu ce que c'est, pour moi ? L'éxigerais-tu, si tu le savais ? Est-ce précisément parce que tu le sais que tu l'éxiges ?
    Je ne comprends pas pourquoi je t'obéis."

    Seize années de solitude, de haine de soi, de peurs informulables, de désirs à jamais inassouvis, de douleures inutiles, de colères inabouties et d'énergie inexploitée étaient contenues dans ce corps.
    Les corps ont trois possibilités de beauté : la force, la grâce et la plénitude. Certains corps miraculeux parviennent à réunir les trois. A l'opposé, le mien ne possédait pas une once de ces trois merveilles. Le manque était sa langue maternelle : il exprimait l'absence de force, l'absence de grâce et l'absence de plénitude. Il ressemblait à un hurlement de faim.
    Au moins ce corps jamais montré au soleil portait-il bien son prénom : blanche était cette chose chétive, blanche comme l'arme du même nom, mais mal affûtée - La partie tranchante tournée vers l'interieur.

    (...)

    -Je t'ai rendu service, dit-elle. Maintenant, tu n'auras plus de problèmes avec la nudité.
    Je pensai que, dans l'intérêt général, j'allais essayer de croire à cette version de ce moment atroce. Je savais déjà que je n'y parviendrai pas : quand nous étions nues, côte à côte, face au miroir, j'avais trop senti la jubilation de Christa - jubilation de m'humilier, jubilation de sa domination, jubilation, surtout, d'observer ma souffrance à être déshabillée, détresse qu'elle respirait par les pores de sa peau et dont elle tirait une jouissance vivisectrice.

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    L'indifférence était un état qui l'avait longtemps consternée parce qu'elle en était incapable, étant ce vide qui la laissait seule, ce vertige pour elle qui le voyait de l'exterieur, ce ni chaud ni froid du sentiment qui était son envers, le degré zéro de la réaction qui lui faisait si mal, réduite à ce zéro, même pas digne de mépris. l'indifférence des uns ne manquait jamais de remuer les autres, concluait-elle quand elle y pensait, les autres qui, face au trou, passaient par toute la gamme des émotions, éprouvaient à revendre.


    (...)


    Julie avait pour Rose une éspèce de compassion intellectuelle. Elle savait avoir été cela pour Steve, une chienne flairant la trace de ses pas en redoutant d'être repérée, un être courbé qu'il fallait épargner et dont il fallait s'accommoder. Comme Rose elle avait vu la saloperie d'une autre raser sa vie. Il lui semblait que les histoires étaient destinées à se répéter en voyageant d'une existence à l'autre, que chaque femme était fatalement la salope d'une autre femme.


    (...)


    L'acharnement esthétique, soutenait Julie, recouvrait le corps d'un voile de contraintes tissé par des dépenses extraordinaires d'argent et de temps, d'espoirs et de désillusions toujours surmontées par de nouveaux produits, de nouvelles techniques, retouches, interventions, qui se déposaient sur le corps en couches superposées, jusqu'à l'occulter. C'était un voile à la fois transparent et mensonger qui niait une vérité physique qu'il prétendait pourtant exposer à tout vent, qui mettait à la place de la vraie peau une peau sans failles, étanche, inaltérable, une cage.
    "Ce sont les Femmes-Vulves, répétait-elle, expression trouvée sur le vif qui la faisait rire. Les Femmes-Vulves sont entièrement recouvertes de leur propre sexe, elles disparaissent derrière."


    (...)


    Les hommes, avait-elle constaté, restent frères devant la vulgarité des hommes mais sont pris de nausées devant celle des femmes, ces femmes qui d'après son père ne pouvaient pas boire leur bière à même la bouteille, ne pouvaient ni jurer ni fumer, ces femmes qui devaient se montrer discrètes à tous les niveaux, surtout à hauteur de la bouche.

    (...)

    Sur les autres écrans Musique Plus, des jeunes femmes nues qui dansaient sans se regarder, les unes aux côtés des autres, montrant leur cul les unes contre les autres, solitudes ennemies réunies autour d'un homme, Chef de la horde, le chanteur de hip-hop, couvert d'or, entouré de l'ondoiement des hanches qui donnaient accés aux chattes, des trous qui n'avaient jamais d'enfants. Puis Oprah, des femmes obèses des larmes de femmes qui ne danseront jamais autour d'aucun chanteur de hip-hop, qui jamais ne seront invitées à se combattre les unes les autres par le cul, des femmes qui s'offraient pourtant, mais en pure perte. Puis des publicités, des peaux et des corps avant et après, des peaux acnéïques guéries, des peaux ridées déridées, des tours de taille à rebours, qu'on fait maigrir vers les mensurations de l'adolescence.

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    .( Collection Printemps-Eté 2001 - Nicole Tran Ba Vang)


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    Certaines personnes sont incapables de saisir dans ce qu'elles contemplent ce qui en fait la vie et le souffle intrinsèques et passent une existence entière à discourir sur les hommes comme s'il s'était agi d'automates et sur les choses comme si elles n'avaient point d'âme et se résumaient à ce qui peut être dit, au gré des inspirations subjectives.


    (...)


    J'étais sincère. Je m'étais depuis longtemps accoutumée à la perspective d'une vie solitaire. Etre pauvre, laide et, de surcroît, intelligente, condamne, dans nos sociétés, à des parcours sombres et désabusés auxquels il vaut mieux s'habituer de bonne heure. A la beauté, on pardonne tout, même la vulgarité. L'intelligence ne paraît plus une juste compensation des choses, comme un rééquilibrage que la nature offre aux moins favorisés de ses enfants, mais un jouet superfétatoire qui rehausse la valeur du joyau. La laideur, elle, est toujours déjà coupable et j'étais vouée à ce destin tragique avec d'autant plus de douleur que je n'étais point bête.


    (...)


    On croit à tort que l'éveil de la conscience coïncide avec l'heure de notre première naissance, peut-être parce que nous ne savons pas imaginer d'autre état vivant que celui-là. Il nous semble que nous avons toujours vu et senti et, forts de cette croyance, nous identifions dans la venue au monde l'instant décisif où naît la conscience. Que, pendant cinq années, une petite fille prénommée Renée, mécanisme perceptif opérationnel doué de vision, d'audition, d'olfaction, de goût et de tact, ait pu vivre dans la parfaite inconscience d'elle-même et de l'univers, est un démenti à cette théorie hâtive.

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    J'ai passé des nuits entières à jouer à ce jeu : faire naître des sanglots, les amener jusqu'aux yeux, et les laisser là, sans qu'ils crèvent, si bien qu'au matin j'ai les paupières malades, en pierre, dures, douloureuses comme après un coup de soleil. Aux yeux, le sanglot aurait pu s'écouler en larmes, mais il reste là, pesant sur mes paupières comme un condamné sur une porte de cachot.
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    Peut-être en est-il de ces instants fixés sur le papier comme des rues populeuses sur la foule desquelles, par hasard, mon regard se pose : je suis charmé et, je ne sais pas pourquoi, cette cohue est pour mes yeux du miel. Je me détourne, puis je regarde encore, mais je ne retrouve plus la douceur ni la tendresse. La rue me devient morne comme un matin d'insomnie, ma lucidité revient, rapporte en moi la poésie que ce poème avait chassée : quelque visage d'adolescent, mal discerné en elle, avait illuminé la foule, puis il a disparu. Le sens du Ciel ne m'est plus étranger.
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